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Le “téléphone arabe” de Bourdieu et Bergson.

Aujourd’hui, tous nos rapports humains, en dehors de ceux de l’espace strictement privé, s’inscrivent dans le système social au sein duquel nous naviguons. Ce système est codifié : Je ne suis pas censé aller en jogging aux réunions avec une directrice générale ; je suis censé dire “Bonjour Madame, comment allez-vous ?” et non “Bien ?” quand je la salue, etc. Selon moi, tout peut se valoir, mais là n’est pas la question.

Ces codes peuvent être explicitement formalisés, comme le code pénal, ou seulement l’oeuvre d’une tradition culturelle orale, comme le code d’honneur de ma future dynastie. Ces codes sont circonscrits à un périmètre : dans le cas du code pénal, c’est au moins un périmètre géographique, dans le cas de mon code d’honneur, c’est un périmètre familial. Ces codes définissent donc un cadre formel auquel on attend que l’individu, au moins s’il est inclus au périmètre, se conforme.

En résumé, l’appartenance à un groupe impose à l’individu certaines contraintes d’action. Ces contraintes se matérialisent par des conventions nécessaires à la coexistence, qui opposent pour l’individu, selon Durkheim, la restriction au vouloir indéfini. En gros : si on peut se passer d’un désir, mal ou pas défini, allant à l’encontre des conventions, autant se restreindre. C’est un point de vue.

Appelons donc “structure”, tout le système de conventions applicables à un individu dans une situation donnée. Il est constitué des ensembles de conventions propres à ses groupes d’appartenances. Cependant, les conventions d’un groupe peuvent être opposées à celle d’un autre, et l’individu devra pondérer les unes ou les autres en fonction de la situation à laquelle il est confronté. Exemple : si je suis un.e militant.e ultranationaliste travaillant dans l’import-export, il y a de fortes chances que, la semaine, je fasse prévaloir les conventions du business : je lécherais alors les babouches d’acier de l’investisseur saoudien ; tandis que le weekend, je brandirai des pancartes xénophobes au stade de football de ma commune. Ce pauvre moi souffre terriblement de ses contradictions, et ses choix politiques sont surement un appel à l’aide déguisé, mais nous ne sommes pas là pour en juger.

Bref, chaque individu disposerait de sa propre fitness function qui lui indiquerait comment s’adapter au mieux à une situation. Bourdieu parlera lui d’habitus, et De Certeau nous l’évoquera ainsi :

Dans les termes où le problème se pose à lui, Bourdieu doit trouver quelque chose qui ajuste les pratiques aux structures et qui pourtant explique les décalage entre les deux. Il a besoin d’une case supplémentaire. Il la repère en un processus qui est la place forte de sa spécialité comme sociologue de l’éducation, l’acquisition : c’est la médiation recherchée entre les structures qui l’organisent et les disposition qu’elle produit. Cette “genèse” implique une intériorisation des structures (par l’acquisition) et une extériorisation de l’acquis (ou habitus) en pratiques. Une dimension temporelle se trouve ainsi introduite : les pratiques (exprimant l’acquis) répondent adéquatement aux situations (manifestant la structure) si, et seulement si, pendant la durée de l’intériorisation-extériorisation, la structure est demeurée stable; sinon, les pratiques se trouvent décalées, correspondant encore à ce qu’était la structure lors de son intériorisation par l’habitus.

BourdieuNiro
Bourdieuniro

CAS D’USAGE.

Considérons maintenant un échange entre trois personnes G,A et Y.

Chacun a son habitus sous la forme d’un processus propre d’intériorisation-extériorisation. Supposons que G,A,Y se connaissent. Ils sont amis ou collègues. Puisque partageant nombre de traits communs (des intérêts, un lieu de vie, des amis, etc.), on peut considérer que les habitus sont similaires, mais pas identiques. C’est d’ailleurs ainsi que le débat peut naître : on suppose que la structure est connue de tous, mais le processus d’intériorisation-extériorisation va générer des différences, d’abord d’interprétation, à réception d’une même information, puis d’expression, à formulation de l’extériorisation. En effet, la formulation de l’habitus peut elle aussi induire un décalage par rapport à la pensée de l’habitus, ce sont les limites du langage, qu’évoquera notamment Bergson.

Pour “faciliter” la modélisation, on va utiliser des notions de traitement du signal, en considérant la verbalisation des idées comme une représentation discrète de la pensée : le locuteur échantillonne sa pensée en choisissant ses termes comme autant de valeurs auxquelles la phase de quantification les liant permettra à l’ensemble d’approcher l’idée primordiale. L’encodage est alors dépendant des règles de langage applicables qui transcrivent le fond du message ; le décodage de la pensée exprimée est propre à chaque destinataire dont le facteur d’interprétation constitue le delta entre la définition du dictionnaire et l’intériorisation par le sujet qui l’interprète.

Discretisation d'un signal
Discrétisation d’une pensée verbalisée

Concentrons-nous donc sur le cas d’un échange purement oral, auquel on ôterait toute variation d’intonation qui pourrait induire des sous-entendus.

Pour modéliser l’expérience, nous distinguerons, au sein de l’habitus, les phases d’intériorisation et d’extériorisation en fonction des sorties attendues des deux sous-processus. L’intériorisation résultera en une pensée propre à l’individu, fonction de ses paramètres de structures et de ses paramètres de situation. L’extériorisation sera la discrétisation de cette pensée, via les outils linguistiques de l’individu, pour la transmettre à un pair.

  • Ainsi la fonction d’intériorisation de l’individu G sera : g(G.Structure ; G.Situation)
  • L’extériorisation de l’individu G sera : DiscreteG(g(G.Structure ; G.Situation))

Selon cette représentation, une discussion avec prise de parole cyclique aurait la forme itérative suivante :

Echange cyclique d’automates Bourdieu-Bergson
Echange cyclique d’automates Bourdieu-Bergson

G commence par intérioriser une situation qu’il va exprimer à A avec la fonction DiscreteG(). A, va intérioriser ce nouvel élément d’information pour ensuite l’extérioriser à Y via sa fonction d’expression DiscreteA(), etc.

On comprend alors comment le jeu du “téléphone sans fil” (anciennement le “téléphone arabe”, à l’époque où les “boules choco” s’appelaient des “têtes de nègres”, et où Michel Lebb remplissait les salles de spectacles) peut donner des résultats aussi hilarants, puisque la réussite du jeu revient à la résolution de l’équation :

DiscreteG(g(G.Structure ; G.Situation)) = DiscreteY(y(Y.Structure ; Y.Situation ; DiscreteA(A.Structure ; A.Situation ; DiscreteG(g(G.Structure ; G.Situation))))

Équation somme toute trop complexe pour être souvent vérifiée.

Puisque la fiabilité d’une extériorisation dépend à la fois des connaissances des conventions, et de la richesse linguistique dans le langage d’expression, on peut aisément comprendre comment l’introduction d’une structure et d’un langage nouveau créerait un bruit suffisant pour troubler un message en cascade.

MISE EN APPLICATION EN ENTREPRISE.

L’intérêt de l’exercice de pensée qui précède est simplement de mettre en lumière la complexité des rapports sociaux, mais aussi et surtout de la compréhension réelle de la personne qu’on a en face.

Il y a de quoi terrifier celui qui voudrait maîtriser son empathie : comment savoir vraiment ce que l’autre ressent, puisque son habitus est unique ? Oui et non. La sociologie est une domaine d’analyse des rapports humains. En ce sens, elle structure. Bourdieu définit lui-même l’habitus comme des “structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes”. En bref, la modélisation nécessite standardisation. Elle ôte à la réalité la richesse de sa diversité pour en définir le modèle qui permettra une reproduction contextualisée du phénomène étudié. Cette contextualisation sera la source d’unicité de cette application spécifique ; et la référence au modèle offrira un premier horizon des caractéristiques communes de toutes ses mises en œuvre.

On comprends alors l’intérêt poursuivi pour toutes les méthodologies d’entreprise (ITIL, Agile, DevOps, Scrum, PRINCE2, CMMI, etc.) qui s’accompagnent systématiquement d’un vocabulaire très spécifique faisant référence à des éléments théoriques précis. Ce vocabulaire définit la structure et est censé uniformiser la fonction de discrétisation des individus. Cependant, le plus souvent, les divers usages d’un même vocable, dû à la variété des habitus des praticiens, créent des écarts de signification ; quiproquos qui seront à l’origine de frustrations à venir. Et ces écarts grandissent en fonction de la différences d’expertise entre deux individus.

Ainsi, sans surprise, il est recommandé d’accompagner le déploiement de toute nouvelle méthodologie d’une formation à ladite méthodologie pour toutes les parties prenantes. Il faut bien intégrer un glossaire commun au support distribué, car, si ceci n’assure pas l’égalité stricte des interprétations, cela permet normalement d’éviter les contresens. L’expert méthodologique n’a alors pas à corriger le novice, mais seulement à préciser la portée d’une terminologie déjà assimilée.

L’introduction de la machine sous le contrôle de l’ingénieure aurait, selon De Certeau, ôté au savoir-faire son faire pour le transformer en savoir subjectif, séparé du langage de ses procédures. “L’optimisation technique […] ne laisse aux pratiques quotidiennes qu’un sol privé de moyen et de produit propre ; elle le constitue en région folklorique, ou bien en une terre deux fois silencieuse, sans discours verbal comme autrefois et désormais sans langage manouvrier.” La machine a finalement déplacé ce langage dans l’espace professionnel pour en densifier le discours, seul espace où l’on attend de l’individu qu’il produise, alors qu’ailleurs on voudrait surtout qu’il consomme. L’espace professionnel est de plus en plus bruyant puisque regroupant les techniques de pilotage des machines et celles des humains.

À propos de ces derniers, le chapitre précédent sous-entend que l’idée qu’on se fait de ce que pense l’autre est directement dépendante de l’image qu’on a de ce dernier (puisqu’un collègue appartient tant à la structure qu’a la situation). Plus l’image qu’on a de lui est erronée, plus on risque de lui prêter de mauvaises intentions. On sent alors poindre le besoin de Focused Leader de la Harvard Business Review, qui, au-delà d’oser se révéler pour avoir des retours concrets sur leur personne, développe des relations empathiques avec leurs collaborateurs.

En résumé : pour éviter le développement de “téléphone arabes Bourdieu-Bergsoniens” au sein de son équipe, il faut :

  • Proposer un vocabulaire commun d’organisation,
  • Oser être soi-même et privilégier la transparence,
  • Se mettre à la place de ses collaborateurs.

Bravo à vous, si vous lisez cette dernière phrase à la suite de tout ce qui l’a précédé. Et bonnes fêtes !