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La perruque nippone : Fournir un service avantageux en temps de grève

“Japanese wig” que vous pouvez acheter sur Karatemart
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La grève est un geste politique visant à altérer un régime en place ou à venir. C’est un mouvement porté par les grévistes, mais qui impacte plus largement tous les éléments en lien avec l’entité qu’ils souhaitent modifier, et à laquelle ils appartiennent.

Ainsi, lors d’une grève du service public, tous les citoyens sont concernés puisque consommateurs des services dont la disponibilité, la capacité et la continuité sont dégradées. Si l’objectif est de faire plier un pouvoir gouvernant, les usagers sont souvent des victimes collatérales (et les usagers des services publics sont rarement ceux qui peuvent s’en payer des privés).

La portée politique d’une grève du public est donc bien plus vaste que les seules revendications des grévistes, puisqu’elle affecte chaque citoyen. En créant des blocages ou en dégradant les services publics, elle réveille les frustrations enfouies, et génère autant de débats qu’il y a de groupes accoudés au bar à en discuter : chacun a sa lecture du texte de loi, de la société idéale et de la société réelle (maudit habitus !), mais dans tous les cas, “ça fait chier de devoir rentrer à pattes parce qu’y a pas d’métro”.

Alors, comme dans toute actualité de société, la mise en valeur d’un point de vue risque de faire émerger ses oppositions. L’excès de yin va provoquer des surplus de yang, et le soulèvement populaire risque de déboucher sur des répressions réactionnaires (cf. Edgar Morin).

Or, une récente actualité du Japon pourrait éveiller d’anciennes pratiques locales. En mai 2018, une manifestation de conducteurs de bus de la ville d’Okayama a permis la gratuité de leurs transports, en signe de protestation face à une nouvelle concurrence moins chère. Dans son désir de revendiquer sans déranger les usagers et sans abîmer l’outil de travail, l’employé japonais a finalement appliqué une pratique courante du salarié pour la transformer en geste politique : la perruque.

Rappel : qu’est-ce que la perruque ?

La perruque c’est “l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans but de fabriquer ou de transformer un objet en dehors de la production de l’entreprise” (M. De Certeau, L’invention du quotidien — Arts de faire).

En gros, dès que j’envoie des mails perso depuis mon PC du boulot, je suis en train de “perruquer”.

Les grèves se sont d’ailleurs déjà, dans l’histoire, emparées de la pratique pour produire divers objets dont certains exemples ont aujourd’hui intégré les archives nationales du monde du travail. Au delà de l’aide au financement du mouvement, ces produits (réalisés avant l’ère de l’industrie du service) permettaient aussi, évidemment, de promouvoir les revendications sociales en jeu.

Mais quelle forme pourrait alors prendre ce qu’on appellera “la perruque engagée” à l’ère du service ? Comment le détournement pourrait-il être caractérisé ?

La perruque engagée à l’ère du service.

A l’instar des “objets de grève” de Jean-Luc Moulène, on pourrait imaginer des “services de grève”, c’est à dire une version alternative des services produite par des salariés en grève.

Le dérivé du service existant, présentant l’avantage le plus évident pour le public, serait de proposer un service identique à l’actuel, mais accessible gratuitement. L’organisation de la grève devrait alors seulement veiller à désactiver les fonctions responsables de l’encaissement et du contrôle d’achat pour l’accès à un service.

Considérons, par exemple, un service de transport. Les fonctions de billetterie et de contrôle sont assurées par par des entités organisationnelles spécifiques, “les caissiers et les contrôleurs”, pour simplifier.

Les grévistes pourraient alors s’organiser de manière suivante : Tous les grévistes potentiels, n’appartenant pas à ces fonctions d’encaissement et de contrôle, cotiseraient pour permettre à un maximum d’agents “officiellement en grève” (issus des fonctions précitées) de ne pas être lésés financièrement. C’est le principe de la cagnotte de grève, mais en ciblant des organes spécifiques. Cela permettrait de maintenir un service en conditions d’opération sans générer aucun revenu pour le fournisseur de service (i.e le gouvernement, dans le cas d’un service public).

Ce dernier devient la seule victime de la grève, alors que les usagers bénéficieront d’une promotion qui les incitera à soutenir le mouvement. Le message politique de l’acte de résistance s’offre alors les contours du service désiré par tout consommateur : il est gratuit.

Pour aller plus loin, et afin d’éviter les jalousies potentielles envers les corps de métiers dispensés de travail, on pourrait imaginer que ces derniers prennent tout de même part au service, mais en tant que consommateurs/médiateurs du mouvement : les contrôleurs en grève seraient dans le métro, comme leur collègues chauffeurs, mais discuteraient simplement des motivations de la grève avec le public. On oublie les manif’, on fait de la com’ de proximité.

On obtiendrait un service public altéré — puisque gratuit et animé — mais qui rendrait la revendication sociale plus sympathique aux yeux du public. Peut-être n’aurions-nous alors plus à redouter la montée d’extrêmes réactionnaires en réponse à l’expression d’injustices sociales perçues.

Conclusion

En bon bobo gentrificateur, je traverse régulièrement l’environnement des moins aisés. En revenant de vacances, j’ai eu l’horreur de prendre le RER et d’être confronté à une foule stressée, prête à piétiner des enfants pour être sûre de pouvoir rentrer chez elle. Je ne peux lui en vouloir, au contraire, notre croissance démographique est trop forte, et doubler le temps de trajet des habitants de banlieue semble inhumain. La revendication sociale ne devrait pas affecter les classes qu’elle est censée défendre en premier lieu. Peut-être faudrait-il alors réformer notre manière de faire la grève pour résister aux réformes du système.