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Arts de faire « as a service »

Derrière ce titre qui laisserait entrevoir une actualité technologique, on va surtout parler philosophie. De la philosophie des “Arts de faire” de Michel de Certeau appliquée au monde de l’entreprise. Cet article mêlera donc extraits de l’ouvrage et techniques de management, de gestion de la qualité de services et des méthodes d’organisation. Car les méthodes et la qualité ne peuvent exister d’elles-mêmes. Elles naissent du besoin d’atteindre un objectif et de la volonté d’en maîtriser la voie. Elles doivent s’imprégner de la culture d’un organisme pour en servir l’entreprise. Elles veilleront donc à ce que les résultats soient démontrables et traceront ainsi chaque acte passé pour le prouver ou l’améliorer. En formalisant ainsi le chemin suivi, elles participent à la formalisation d’une histoire des objectifs et des pratiques de l’entreprise et concrétisent ainsi aussi une culture d’entreprise. Elles sont orientées par une philosophie qu’elles visent à formaliser : ici, on travaille ainsi. 

Cet article naît donc de l’idée qu’une culture d’entreprise repose aussi sur la philosophie de ce qu’elle entreprend. C’est cette dernière qui porte l’intention consciente de tous les gestes opérationnels. Elle offre l’orientation macroscopique des actes microscopiques. 

Nous ferons donc le parallèle entre la gestion de service IT  et la philosophie de “L’invention du quotidien : 1. Arts de faire” de Michel de Certeau. 

Aujourd’hui, tous les composants du système d’information sont fournis as a service (IaaS, PaaS, SaaS, DaaS, etc.), et on les combine pour en créer de nouveaux. Le service est un modèle conceptuel. C’est un ensemble de produits mis à disposition de clients, par des ressources, sous la forme d’une offre de services, de fonctionnalités et de garanties sur lesquelles le fournisseur s’engage. Ces engagements sont passés avec ses utilisateurs ou ses clients, mais ne peuvent être tenus que par le travail de ses employés et de ses sous-traitants.

Description d'un service selon ITIL : Des ressources sur lesquelles on s'appuie pour proposer une offre de service à des clients ou des utilisateurs

Le fournisseur de service peut donc être représenté fonctionnellement comme un système conceptuel s’interfaçant d’une part avec l’extériorité de ses consommateurs, et, d’autre part, avec l’intériorité de ses employés et prestataires.

Et c’est dans l’étude de ces rapports que l’œuvre de Michel de Certeau recèle de conseils théoriques pour affiner la culture d’une entreprise, pour mieux saisir les réactions qu’elle provoque auprès des personnes qui la côtoient. Les relations publiques d’une part, les employés d’autres parts.

Le premier chapitre rappellera le contexte de l’étude qui permit d’aboutir à ce livre, et précise un peu l’objet de son contenu pour définir son applicabilité à l’environnement professionnel. Le second traitera des enseignements que pourrait apporter la philosophie de de Certeau à une philosophie d’entreprise, dans les rapports qu’elle entretient avec ses employés. Quelles pratiques actuelles du management peuvent permettre de mieux maîtriser le détournement des moyens de production à d’autres fins que celles de l’entreprise ? Quels sont les facteurs clés de succès de la mise en place de nouveaux modèles d’organisation, que ce soit l’ITIL, le DevOps, où toute représentation de référence d’une organisation de travailleurs ? Le dernier chapitre proposera quelques exemples de pratiques professionnelles pouvant s’inscrire dans la philosophie des “arts des faire”.

Le contexte de l’étude.

Ce livre est issu d’une étude libre, sur les problèmes de culture et de société, que confia le ministère de la culture français à Michel de Certeau en 1974. A une période où le gouvernement avait besoin de renouer avec le peuple, avec une jeunesse honteuse de la situation produite par les générations passées – donc toujours déjà actuel -, l’État demanda à ce philosophe, théologien, historien et prêtre jésuite, de proposer des orientations. Il réunit une équipe d’étudiants pour l’assister dans une étude qu’ils montent de toute pièce et qui aboutira à ce texte.

L’équipe tenta d’analyser les pratiques du consommateur dans un système qui voudrait en maîtriser la consommation : Quelles sont les modalités d’expression de l’individu au sein du cadre supposément imposé par la société ? Comment l’être parvient-il à exprimer sa créativité dans un système qui voudrait pouvoir prédire son comportement, que ce soit par l’observation ou l’orientation ?

Ce texte a été écrit avant la popularisation d’Internet, avant les réseaux sociaux, le Big Data et les algorithmes prédictifs, mais il décrit en détails les principes qui y ont amené. La rationalisation technicienne permise par le développement des disciplines scientifiques, s’insinuant par la méthode dans les autres domaines de la connaissance, offre aujourd’hui un espace plus étendu aux mécanismes de contrôle, des prédictions comme des masses. C’est dans les interstices de ces mécanismes que naissent secrètement les pratiques qui y échappent.

De Certeau aborde ainsi “la perruque”, ce détournement de l’outil de travail à des fins autres que celles de la production de l’entreprise (exemple, les mails “perso”)1Tu trouveras ici un article où j’évoque plus spécifiquement la perruque, ou les lignes de désirs des jardins, ces chemins tracés au travers de l’herbe qui était pourtant quadrillée d’espaces de traversée dédiés. Plus largement, il étudie comment les stratégies des propriétaires du système sont appliquées par celles et ceux qui le composent. Des stratégies dictées, ces derniers et dernières créent des tactiques qui parfois dérivent, volontairement ou non, de l’objectif souhaité par le système. 

“Ces “traverses” demeurent hétérogènes aux systèmes où elles s’infiltrent et où elles dessinent les ruses d’intérêts et de désirs différents. Elles circulent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief imposé, mouvances écumeuses d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales d’un ordre établi.

De cette eau régulée en principe par des quadrillages institutionnels qu’en fait elle érode peu à peu et déplace, les statistiques ne connaissent presque rien. Il ne s’agit pas en effet d’un liquide circulant dans les dispositifs du solide, mais de mouvements autres, utilisant les éléments du terrain.

[…]

La force des calculs tient à la capacité de diviser, mais cette capacité ana-lytique supprime la possibilité de représenter les trajectoires tactiques qui, selon des critères propres, sélectionnent des fragments pris dans les vastes ensembles de la production pour en composer des histoires originales.

Est compté ce qui est utilisé, non les manières de l’utiliser. 

[…]

Les pratiques de la consommation sont les fantômes de la société qui porte leur nom. Comme les “esprits” de jadis, elles constituent le postulat multiforme et occulte de l’activité productrice.”

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Note : Un exemple d’apparition des fantômes, qu’évoque ici de Certeau, peut être observé quand on voit l’emoji pêche ou aubergine sur notre téléphone. L’usage détourné à connotation sexuelle qu’en firent certain.e.s, est dorénavant réutilisé par le système (exemple). 

Michel de Certeau parlera donc “d’arts de faire” pour qualifier ces créations individuelles qui échappent au quadrillage du système alors en place. Il voit dans ces microrésistances à ce dernier, l’expression de microlibertés qui “mobilisent à leur tour des ressources insoupçonnées, cachées dans les gens ordinaires, et par là déplacent les frontières véritables de l’emprise des pouvoir sur la foule anonyme.

Son étude philosophique de ce qu’il appellera “le tour”, ce détournement des éléments d’un système par celui ou celle censé s’y conformer, pour créer un inattendu qui réponde à ses intérêts personnels, l’amènera même à schématiser le processus de création de la sorte (un exemple pour le comprendre est exposé ci-après) : 

Si Michel de Certeau étudiera surtout les tours en tant qu’acte de micro-résistance, ils les caractérisent comme l’expression de micro-libertés d’un dominé au sein d’un système dominant. Mais un système dominant peut ne pas nécessairement être contraignant et les micro-libertés peuvent s’exprimer non en résistance, mais dans le sous espace que le système offre à l’individu. Le modèle du tour reste alors le même : l’employé use de tactiques pour saisir les opportunités qui lui permettent d’exercer les gestes dont il a la responsabilité dans le cadre de son travail. Dans cet espace imposé, il va développer son savoir-mémoire pour dépenser moins de forces, et obtenir plus d’effets visibles en moins de temps. Un employé qui monte en compétence, fera un plus petit effort pour exécuter une même tâche et pourra donc être plus efficace et efficient sur l’ensemble de son périmètre professionnel. Et c’est cet objectif que viseront les quelques orientations ci-après.

Management et gestion de l’organisation.

“J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment  où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de la recherche, etc.). Comme dans le management, toute rationalisation “stratégique” s’attache d’abord à distinguer d’un “environnement” un “propre”, c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres. Geste cartésien, si l’on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les produits invisibles de l’Autre. Geste de la modernité scientifique, politique, ou militaire.”

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

A l’inverse, la tactique n’a pas de propre.

(Elle) “n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère.

[…]

Ce non lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse.” 

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Les stratégies des managers, objectivée de manière SMART, se traduisent en tactiques des managés qui, au fil des jours, identifient les opportunités qui pourront faciliter leur atteinte des attendus.

Par sa nature, son lieu propre qui lui offre de décider de sa stratégie, une entreprise place inévitablement l’employé dans un système dominant/dominé : elle décide de ce qu’on attend. Chaque entreprise peut ensuite définir pour elle-même le degré de liberté du sujet de connaissance par rapport au système, selon qu’elle encourage les initiatives personnelles ou imposent des niveaux de contrôles contraignant ; selon qu’elle impose des horaires fixes ou favorise la souplesse ; etc. La volonté d’imposer un cadre trop rigide à des personnes indépendantes, responsables, risque de les inciter au travail dissimulé et à la perruque. C’est d’ailleurs en ce sens que Netflix a établi une gestion RH souple, pour permettre à ces employés de première classe de s’épanouir dans le lieu qu’elle leur mettait à disposition (source), et réussir ses différents pivots grâce à son agilité.

Manager les tactiques.

Mais l’intention théorique se heurte toujours à la rigidité pratique, et même avec un process ajusté, les relations entre manager et managés peuvent échouer. Et si les causes de conflits ne sont pas rapidement adressées, un employé peut commencer à s’isoler de sa hiérarchie, à utiliser son temps de travail pour autre chose que pour la fonction qu’on attend de lui. Parce qu’il se démotive et peut-être se distrait-il plus facilement, ou simplement parce que sa convention collective lui accorde de pouvoir rechercher un nouvel emploi, même durant ses horaires de travail.

Selon les guides du management, notamment “Évaluer vos collaborateurs pour bien manager”, la cause principale des conflits entre un supérieur et son employé réside généralement sur une différence d’opinion non communiquée, qui cristallise les bases d’une opposition.

De plus en plus contraint et de moins en moins concernés par ces vastes encadrements, l’individu s’en détache sans pouvoir en sortir, et il lui reste à ruser avec eux, à “faire des coups”, à trouver dans la mégalopole électrotechnicisée et informatisée “l’art” des chasseurs ou des ruraux de naguère.

[…]

Ces manières de se réapproprier le système produit, créations de consommateurs, visent à une thérapeutique de socialités détériorées

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Pour désamorcer un conflit en gestation, et ne pas plus détériorer une relation sociale, le guide du management de 1990 recommande l’honnêteté. Il faut adresser un sujet, si on pense qu’il y en a un. Il faut le faire avec distance, sans se laisser emporter par les sentiments et éviter les rapports de forces. Il faudrait donc disposer d’une bonne intelligence émotionnelle (soft skill 1) pour déceler les comportements qui présagent d’un conflit, qu’ils soient de la contestation active à l’acceptation passive. Il faudra ensuite avoir suffisamment d’empathie (soft skill 2) pour comprendre la situation du managé, et savoir résoudre des problèmes (soft skill 3) afin de lui proposer des orientations en accord avec la stratégie de l’entreprise, mais dont l’employé pouvait ne pas avoir connaissance depuis son point de vue. 

L’importance étant, comme le souligne la publication de management, de ne laisser aucun non-dit se développer indépendamment dans l’esprit de l’employé. L’isolation progressive de ce dernier risque de créer une enclave dans l’espace de l’entreprise, une zone d’ombre, un propre dont elle est destitué.

une insularité close et autonome, voilà ce qui peut traverser l’espace et rendre indépendant des enracinements locaux.” 

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Ainsi, ces enseignements passés, que ce soit ceux de l’ouvrage de management ou ceux de l’œuvre de philosophie, ont sûrement laissé leurs traces dans les perspectives plus actuelles du monde du travail qui visent à recruter des employés en fonction de leurs soft skills, ces compétences qui pourraient garantir à l’être humain un travail quand la production pourra être assurée par des robots. Que ce soit l’intelligence émotionnelle ou l’empathie, un manager qui dispose de ces compétences offrira un plus grand espace d’expression à ses équipes, et réduira ainsi les chances qu’ils “perruquent” dans son dos.

Dans l’institution à servir, s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux, un style d’inventions techniques et un style de résistance morale, c’est à dire une économie du “don” (des générosités à charge de revanche), une esthétique de “coups” (des opérations d’artistes) et une éthique de la ténacité (mille manière de refuser à l’ordre établi le statut de loi, de sens ou de fatalité).

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Importance de la contextualisation d’un modèle de gestion

Pour qu’une entreprise s’organise, elle doit avoir une stratégie. Cette stratégie doit être diffusée au sein de toute son organisation pour que ses employés travaillent avec un objectif clair et commun. Les employés occupent des fonctions qui caractérisent leur position conceptuelle dans l’entreprise. A l’organigramme nominatif, on fait correspondre un organigramme fonctionnel. Ils évoluent sur deux plans distincts. L’un réel, l’autre conceptuel, mais ils sont liés. Ils se répondent constamment. On fait correspondre des compétences avec des personnes, et on évalue les performances réalisées pour les comparer aux attendues. La personne morale est un système fonctionnel concrétisé par des personnes physiques, et tous les processus et procédures participent à la culture d’une entreprise, au sens d’un ensemble de connaissances, de valeurs abstraites ou propres à un lieu et à un moment.

Et on a beau appliquer un même modèle d’organisation qu’un concurrent, on n’aura pas les mêmes résultats que lui.

Des dispositifs semblables, jouant sur des rapports de force inégaux, ne génèrent pas des effets identiques.

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

L’application de modèles organisationnels et techniques, type ITIL ou DevOps, au sein d’une entreprise doit donc nécessairement passer par la contextualisation. Et, la contextualisation d’une méthode ne doit pas réduire des pratiques existantes à un cadre de référence, mais elle doit développer une mise en application propre du modèle par l’intégration des savoirs “ingénieux”, “complexes” et “opératifs” des équipes en place. La mise en œuvre d’une théorie nécessite pragmatisme. Chaque mise en application est unique. Seule l’interprétation du modèle conceptuel par ceux qui composent l’organisation réelle peut concrétiser la théorie. 

A l’instar du service lui-même, qui ne vit que par sa consommation, un modèle de gestion de service n’existe que par sa mise en application par des personnes. Sa version de référence, fixe (d’ici à la prochaine mise à jour), n’a aucune réalité. 

“Mais la réorganisation et la hiérarchisation des connaissances selon le critère de la productivité valent à ces arts (les arts de faire des personnes ordinaires) une valeur de référence, à cause de leur opérativité, et une valeur d’avant-garde, à cause de leur subtilité “expérimentale et manoeuvrière”. Étrangers aux langues scientifiques, ils constituent hors d’elles un ab-solu du faire (une efficacité qui, déliée du discours, témoigne pourtant de son idéal productiviste) et une réserve de savoir à inventorier.” 

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

C’est dans le savoir-faire opérationnel, celui qui précède la méthode formalisée, que se niche l’unicité du contexte. C’est le salarié, en tant qu’individu occupant l’espace propre que cède l’entreprise à l’employé, qui détient les clés de la contextualisation. C’est en ça que la mise en œuvre d’un modèle peut tant varier d’une entreprise à l’autre. Car le modèle doit se parer des arts de faire existants et profiter et renforcer les bonnes pratiques en place. 

“un Logos est là caché dans l’artisanat, et il murmure déjà l’avenir de la science”

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Par exemple, le Change Advisory Board (CAB), que recommande l’ITIL pour évaluer l’opportunité de chaque changement d’un écosystème de services d’information, peut regrouper des gens à des postes différents selon l’entreprise. Il peut s’incarner sous la forme d’une réunion régulière de fréquence libre, et de forme libre (call conf’, réunion, stand up de 30 minutes, etc.). En réalité peu importe, tant que les différentes parties prenantes prennent le temps de s’informer et de s’accorder sur les priorités des changements à porter, et sur leurs impacts potentiels. L’intelligence collective est alors censée être supérieure à la somme des intelligences individuelles. L’enjeu de la mise en place d’un tel dispositif n’est pas la conformité au modèle qui lui a donné naissance, mais la poursuite des objectifs qui ont justifié l’intégration du processus ou de l’élément au modèle. En clair, on ne fait pas un CAB pour être conforme au modèle ITIL, on fait un CAB parce qu’on veut faire circuler une information entre différentes personnes potentiellement impactées par un changement.

C’est par cet enjeu de contextualisation qu’on pourrait conseiller, pour tout projet d’implémentation d’une méthode formelle, de commencer par dessiner le SWOT relatif aux pratiques actuelles des équipes concernées. Car il permettra notamment de faire l’état des forces déjà en place, pour capitaliser sur ces dernières.

Tout audit de pratiques en place pourrait aussi bénéficier de disposer d’un SWOT comme livrable. 

Mais la mise en œuvre d’une méthode, de ces processus nommés, mais alors sans corps, doit souvent faire face à une réticence au changement qui masque la crainte de l’aliénation par l’uniformisation de la tâche qui nuirait à l’expression de tout savoir-faire individuel. 

La relation des procédures avec les champs de forces où elles interviennent doit donc introduire une analyse polémologique (étude scientifique de la guerre considérée comme phénomène psychologique et social) de la culture. Comme le droit (qui en est un modèle), la culture articule des conflits et tour à tour légitime, déplace ou contrôle la raison du plus fort. Elle se développe dans l’élément de tensions, et souvent de violences, à qui elle fournit des équilibres symboliques, des contrats de compatibilité et des compromis plus ou moins temporaires. Les tactiques de la consommation, ingéniosité du faible pour tirer parti du fort, débouchent donc sur une politisation des pratiques quotidiennes.

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Et le milieu professionnel n’échappe pas à la politisation des pratiques quotidienne qu’incarne sous une forme commune le syndicalisme. La Lutte marque la résistance.

L’intérêt de l’entreprise est alors, d’un point de vue macroscopique, d’éviter les conflits sociaux, et d’un point de vue microscopique d’éviter les conflits entre managers et managés pour qu’aucun non-dit ne se transforme en perruque ou en détournement des ressources de production. 

Le chapitre suivant synthétise donc les quelques méthodes et outils présentés pour bénéficier du potentiel de création d’un utilisateur ou d’un employé dans le cadre de la mise à disposition d’un service.

Outils et méthodes

Densifier une culture d’entreprise en capitalisant sur ses forces.

  • Les outils
    • Développer une philosophie d’entreprise qui favorise les soft skills aux positions de management. Si le manager a pour mission le pilotage d’objectifs stratégiques dépendant des performances de ses équipes, il ne peut capitaliser sur ses ressources qu’en assurant leur épanouissement au sein du cadre qu’il leur impose. L’entreprise doit incarner une scientificité théologique, au sens où elle doit regrouper des croyants méthodiques.
    • Livrer des SWOT à l’issue de tout audit des pratiques de travail existantes (ITIL CSI).
  • Pour quoi faire ?
    • Éviter les non-dits
    • Impliquer le managé pour booster son efficacité. 
    • Capitaliser sur les savoir-faire existant

Améliorer la qualité de service perçue par les utilisateurs.

  • Les outils : 
    • Des entretiens entre un expert empathique de la solution et des utilisateurs en résistance potentielle avec l’outil. Ce sont des études qualité favorisant l’expression libre et la description de la pratique de l’utilisateur. L’objectif est de comprendre l’intérêt d’un usage pour celui qui l’use, c’est-à-dire les motivations de la création détournée.

Exemple de mise en œuvre : Ce sont les tests d’UX en personne, exploratifs, modérés ou non. Les tests modérés étant utiles pour comprendre les raisons cachées derrières un usage spécifique.

  • Pour aller plus loin : Composer une équipe d’analyse des résultats diversifiée dans ses domaines de compétences, comme préconisée par l’UE pour le développement d’intelligence artificielle dignes de confiance, de manière à croiser les résultats des tests. Car l’expert de la solution, tout empathique qu’il est, n’a peut-être pas le bagage littéraire, psychanalytique ou sociologique qui lui permettrait de toujours appréhender les raisons d’un comportement.
  • Pour quoi faire ?
    • Affiner l’expérience utilisateur conçue au-delà des statistiques d’utilisation dans les phases de test d’un service : Au-delà des incidents et des demandes, comment ceux qui se servent d’un outil, l’utilisent-ils ? Et ceux qui s’en plaignent, même quand tout semble fonctionner ? Leurs usages intégrés aux standards permettraient-ils de prévenir un besoin futur ?
    • Prédire de potentielles dérives d’un usage prévu par la multiplication d’une pratique imprévue, ou pour l’instant marginale.
    • Construire des traitements “dignes de confiance” (RGPD), en précisant des fonctionnalités de supervision d’une pratique utilisateur qui peuvent influer de manière critique sur l’activité ou même la vie de l’utilisateur concerné (cas des traitements de données qui peuvent avoir une incidence directe sur la continuité de service d’un utilisateur, e.g Insider Threat Protection).

Conclusion.

“L’invention du quotidien” de Michel de Certeau aurait pu prédire une tendance. Celle qui tente aujourd’hui d’objectiver les compétences qui ne l’étaient pas jusqu’alors : les compétences comportementales, transversales et humaines. L’automatisation croissante des traitements combinée à l’uniformisation du modèle conceptuel de la technique informatique a relégué le besoin en ressources humaines à la gestion des relations qui le sont. On veut des employés capables de gérer les problèmes, d’inspirer et de guider leurs pairs avec confiance. La docilité de l’être viendra avec douceur. La durabilité de l’entreprise dépendra de la culture (relations internes)/du culte (relations publiques) qu’elle sera parvenue à créer, puis à développer. Et peut-être qu’un fournisseur de service pourrait évaluer de manière proactive les besoins de ses utilisateurs dans les marginalités et les résistances aux usages qu’il prescrit ou attend. Et, si son service a pour fin d’automatiser tout ou partie d’une décision, basée sur l’analyse d’une pratique, qui pourrait influer sur la vie-même de l’utilisateur, alors il a pour devoir d’éviter les faux-positifs.

L’expert prolifère dans cette société, au point d’en devenir la figure généralisée, distendue entre l’exigence d’une croissante spécialisation et celle d’une communication d’autant plus nécessaire. Il efface (et d’une certaine façon il remplace) le philosophe, hier spécialiste de l’universel. Sa réussite n’est pas tellement spectaculaire. La loi productiviste d’une assignation (condition d’une efficacité) et la loi sociale d’une circulation (forme de l’échange)  se contredisent en lui. Certes, de plus en plus, chaque spécialiste doit aussi être un expert, c’est-à-dire l’interprète et le traducteur de sa compétence dans un autre champ.

« L’invention du quotidien : 1. Arts de faire » – Michel de Certeau

Les hard skills répondent à la loi productiviste d’une assignation, les soft skills à celle, sociale, d’une circulation.