« Rue à sens unique » regroupe un ensemble de textes écrits par Walter Benjamin entre 1923 et 1926. L’auteur, spécialiste de philologie, commence à cette époque à travailler sur l’actualité de son temps et les formes qu’elle prend : les articles de journaux, les prospectus, etc. Il adapte alors son style littéraire au sujet d’étude : il produit des textes courts censés saisir la réalité de l’instant.
Je vous propose ici un extrait de “la technique de l’écrivain en 13 thèses”, puisque dans un monde piloté par la qualité, tout employé est censé documenter ses gestes, ne serait-ce que pour « tracer » – telles des lignes d’erre d’enfants mutiques -, pour pouvoir prouver que la tâche fut réalisée conformément aux « bonnes pratiques ». La technique de l’écrivain pourrait donc s’avérer utile…
I. Que celui qui se propose de mettre par écrit une œuvre importante se donne du bon temps et qu’après avoir expédié le pensum, il s’offre tout ce qui ne porte pas atteinte à sa continuation.
II. Parle si tu veux du résultat de la prestation, toutefois, n’en dis rien durant le développement du travail. Chaque satisfaction que tu t’octroies de cette façon freine ton tempo. En suivant ce régime, le désir grandissant de communiquer deviendra finalement un moteur de l’accomplissement.
III. Cherche à affronter, dans les conditions de travail, la médiocrité du quotidien. Un demi-calme assorti de bruits insipides, dégrade. A l’inverse, l’accompagnement d’une étude ou un brouhaha peuvent devenir aussi entraînant que le silence clair de la nuit. Si celui-ci aiguise l’oreille intérieure, celle-là devient la pierre de touche d’une direction, dont la profusion ensevelit en elle jusqu’aux bruits excentriques.
IV. Évite les outils quelconques. Un attachement pointilleux à certains papiers, plumes et encre est utile. Ce n’est pas le luxe mais la profusion de ces ustensiles qui est indispensables.
V. Ne laisse aucune pensée passer incognito, et tiens ton carnet de notes de façon aussi draconienne que les pouvoirs publics tiennent le registres des étrangers.
VI. Rends ta plume revêche à l’inspiration et elle attirera sur elle avec la force de l’aimant. Plus tu es réfléchi dans la rédaction d’une idée que tu éclaircis, plus mûre elle se livrera à toi, dépliée. La parole conquiert la pensée, mais l’écriture s’en rend maîtresse.
VII. N’arrête jamais d’écrire sous prétexte que plus rien ne te vient à l’esprit. C’est un commandement de l’honneur littéraire de ne s’arrêter que quand il faut respecter une date (un repas, un rendez-vous) ou bien quand le travail est terminé.
VIII. Remplis l’interruption de l’inspiration avec la mise au propre du travail accompli. L’intuition s’éveillera pendant ce temps.
IX. Nulla dies sine linea (pas un jour sans une ligne) – mais bien des semaines.
X. Ne considère jamais comme achevée une œuvre sur laquelle tu n’es pas resté une fois du soir au matin.
XI. N’écris pas la conclusion de l’œuvre dans ta pièce de travail habituelle. Tu n’y trouverais pas le courage.
XII. Stades de la rédaction : idée – style – écriture. C’est le sens de la mise au net que de ne fixer l’attention que sur la calligraphie. L’idée tue l’inspiration, le style enchaîne l’idée, l’écriture rétribue le style.
XIII. L’œuvre est le masque mortuaire de la conception.
Walter Benjamin